La difficile reconnaissance des ethnies françaises
« Le fédéralisme et la superstition parlent bas breton ; l'émigration et la haine de la République parlent allemand ; la contre-révolution parle l'italien, et le fanatisme parle le basque. » Barère, Rapport du comité de Salut public sur les idiomes.1
Quand on déplace la question du fédéralisme au-delà des schémas juridiques
et économiques vers le domaine du vécu, de la sensibilité, de l’adhésion
psychologique, on réalise vite que l’idée fédéraliste ne parvient pas vraiment
à prendre consistance chez les libertaires français. On ne rencontre rien qui
ressemblerait à un sentiment fédéraliste. Ce qui se présente par contre, ce
sont des zones obscures de résistance, de dénégation et de malentendu, tramées
à la fois par la mémoire de luttes passionnées, les sédiments de l’éducation et
l’attachement exclusif et viscéral aux sonorités et prestiges d’une langue
privilégiée.
Imaginer un instant la France comme une fédération de « pays », de régions se
présentant dans leur altérité, leur particularité culturelle et peut-être
psychologique, apparaît comme une aberration. Il suffit pourtant de se promener
un peu, d’ouvrir les yeux sur les maisons et les paysages, d’ouvrir les
oreilles aux parlers et aux accents, d’ajouter un peu de culture et de
fantaisie pour percevoir les différences. En creusant un tant soit peu, on
arrive au constat que ce qui n’est pas compris, c’est la réalité culturelle,
que ce qui n’est pas admis, c’est l’idée d’une culture commune qui imprègne les
individus d’un « pays », qui oriente, stimule ou réfrène leur développement.
La langue est au cœur de cette réalité, avec sa force d’attraction et de
répulsion. Nous vivons dans un pays qui depuis des siècles s’est construit,
pensé sur le mode de la centralisation. Sur tous les plans : politique,
économique, culturel. Même les valeurs de liberté, d’égalité, de justice se
sont développées, à partir de la Révolution, autour d’un citoyen dégagé de sa
glèbe, de son cocon patoisant. Les anarchistes aussi se sont formés dans le
cadre de ces représentations. Les polémiques, récurrentes et vives, autour des
langues minoritaires signifient à l’évidence que le problème des « minorités
ethniques » reste bien réel. L’usage même de langues différentes aux six coins de
la nation indique de manière sensible et tangible qu’il existe des différences
autres que sociales entre les citoyens, qu’elles sont tenaces, qu’elles sont
susceptibles d’indisposer ceux qui les perçoivent comme attitude d’exclusion et
de repli, sinon comme une brèche ouverte à des influences étrangères.
On peut d’ailleurs constater que des mouvements autonomistes ou régionalistes
ne se développent vraiment que là où une partie, plus ou moins étendue, de la
population continue de parler une langue ou un dialecte distincts du français
national. Même pour ceux qui n’ont pas l’usage d’un parler local, ou qui ne
sont pas engagés dans un militantisme identitaire, la langue reste le signe de
reconnaissance, le noyau où se centre le réseau complexe des particularités.
C’est autour de ce vecteur chargé d’intensité que se déploient les autres
supports de la réalité « ethnique » : une culture, une histoire, un territoire.
L’aiguillon de la langue
Les débats qui ont entouré la ratification par la France de la Charte européenne
des langues régionales ou minoritaires révèlent bien ce que la question de la
langue garde d’irritant. Je ne pense pas qu’on puisse attribuer aux adversaires
de la Charte des motivations exclusivement politiques (la crainte d’un
effritement de l’autorité centrale et même d’une dislocation du territoire) ou
citoyennes (l’égalité de tous). On touche à leur langue en ne préservant pas
son monopole, et leur réaction peut être aussi passionnelle que celle des «
patoisants ». Il suffit de voir quelles vagues provoque la moindre velléité de
réformer l’orthographe pour comprendre qu’on touche là une fibre vitale.
L’irritabilité est bien plus vive quand les « agressions » mettent en cause une
personne qui a été élevée et éduquée dans une langue qu’elle doit, en règle
générale, remiser à toutes les étapes marquantes de son développement : entrée
à l’école, entrée dans la vie professionnelle, etc. Même si le passage dans la
langue nationale se fait sans douleur – ce qui est le plus souvent le cas
désormais, mais ne le fut pas toujours 2 –, la part d’affectivité et de
familiarité qui s’estompe par la même occasion peut laisser un sentiment de
frustration et d’appauvrissement. Et cela d’autant plus si le renoncement à la
langue première laisse subsister les traces handicapantes de celle-ci : un
accent prononcé, par exemple, qui connotera aussi bien l’origine provinciale
que la « basse extraction » sociale.
Quand, sur la lancée de mai 1968, le régionalisme est devenu un des axes des
luttes fragmentaires (travail, écologie, féminisme, prisons, etc.), la question
de la langue a émergé dans les deux courants qui ont situé la revendication
régionaliste dans une perspective révolutionnaire : le soutien aux luttes
anti-impérialistes et anticolonialistes qui projetait sur la centralisation
française les analyses tiers-mondistes et envisageait de « décoloniser la
France » 3 ; le projet de libération de la vie quotidienne qui affirmait que le
rejet et le mépris des langues minoritaires amenaient ceux qui les pratiquaient
à déconsidérer leur propre vie et affaiblissaient leur capacité de résistance
ou d’initiative.
Le discrédit jeté sur les langues « vernaculaires » a ainsi ce double effet de
dévaloriser ce qui s’y exprime et de renforcer encore la tendance générale à la
« privatisation de la vie » en ne reconnaissant aux mieux à ces langues qu’un
usage affectif, familial. Il se produit là des effets en chaîne : la
dévalorisation entraîne l’oubli ou la mise au rancart de la littérature rédigée
en langue régionale, et à plus forte raison la production de textes nouveaux.
D’être ainsi coupée de l’écrit, la langue orale s’appauvrit en permanence et ne
parvient plus à évoluer avec les techniques et les nouveaux modes de vie.
Les langues régionales à l’école
Cela dit, on peut se demander, et beaucoup se le demandent, s’il est utile de
maintenir ces langues vivaces : tant qu’elles servent la communication de gens
et de groupes entre eux, il est indispensable qu’elles gardent intactes leurs
capacités de compréhension et d’expression. Un autre argument, qui intervient
beaucoup dans les débats sur l’enseignement des langues régionales, est qu’un
enfant élevé correctement dans un parler régional aura plus de facilités pour
acquérir par la suite une ou des langues étrangères... et même plus de
subtilité dans le maniement du français. « On a constaté depuis longtemps que
les bilingues possèdent généralement une malléabilité et une souplesse
cognitives supérieures à celles des unilingues », dit le linguiste Claude
Hagège 4. Mais personne ne nie la complexité de la question : dans un milieu de
départ « défavorisé », quand se mélangent confusément deux langues peu
maîtrisées, l’enfant peut rester bloqué dans une « double incompétence ». Ce
qui arrive aussi bien dans des familles immigrées que dans des groupes
autochtones victimes de conditions de vie précaires et de discrimination
sociale.
Introduire à l’école l’enseignement des langues régionales ne suffira pas pour
les revivifier là où elles sont en train de perdre du terrain : cela contribue
au moins à les reconsidérer, à donner quelque assurance à ceux qui les
pratiquent et à permettre une assimilation plus explicite et mieux informée aux
enfants qui en gardent l’empreinte. Pour revenir sur les avantages de ce
bilinguisme initial : il est surprenant que les adversaires des langues
minoritaires à l’école s’insurgent particulièrement contre l’enseignement par «
immersion » (par exemple l’usage du breton pour des cours d’histoire ou de
sciences), alors que les récriminations ne cessent contre le fait qu’on
continue à faire dans les lycées et collèges des cours d’anglais ou d’espagnol,
par exemple, sans échanger un mot dans la langue à apprendre.
L’enseignement des langues et cultures régionales, dans le cadre de l’Éducation
nationale, s’applique actuellement au basque, au breton, au catalan, au corse,
au gallo (dialecte français parlé en Bretagne), à l’occitan, aux langues
régionales de l’Alsace et de la Moselle. Que l’allemand, dans les départements
de l’Est, soit traité en langue régionale à l’égal des dialectes alémaniques et
franciques, suscite d’autres polémiques 5. En ce qui concerne le Nord, le
flamand n’est pas enseigné, mais le néerlandais est accessible en langue
vivante. Quant à la périphérie d’au-delà de la périphérie, le créole, le tahitien
et les langues mélanésiennes sont reconnus, mais c’est là encore une autre
histoire.
La volonté royale, puis républicaine d’éliminer les « patois » au profit du
seul français, facteur d’identification et de cohésion, ne pouvait que
redoubler cet appauvrissement culturel des provinces qui résultait
inéluctablement de la concentration de la vie culturelle à Paris (ou à
Versailles). Il suffit de rappeler que jusqu’au milieu du xxe siècle il
n’existait, sauf quelques expériences pionnières, aucun centre de création
théâtrale en province, que la situation n’était guère meilleure pour la
musique. Ce fut aussi une « exception française ».
Du mythe à l’histoire
Autre aspect de cette déculturation : l’effacement et l’oubli de l’histoire
régionale au profit d’une histoire homogénéisante. Selon une réaction tout à
fait logique, les différents mouvements régionalistes ou autonomistes se sont
appliqués à se redécouvrir, et souvent à se refabriquer une histoire. On leur a
reproché à juste titre de sélectionner et de mythifier certains événements ou
séquences du passé pour mettre en relief les différences et célébrer une
grandeur perdue. Mais le sentiment de l’identité française ne s’est pas formé
autrement, et les militants de la « conscience régionale » ont repris à leur
compte les démarches qui ont abouti à forger les « consciences nationales » 6.
Il n’en est pas moins vrai que des populations différentes, selon leur
situation géographique, ont subi des histoires différentes, et qu’elles en
restent marquées dans un certain nombre de réactions, d’attitudes et de
comportements : que l’Alsace ait changé quatre fois de nationalité en trois
quarts de siècle peut faire comprendre des dispositions au conformisme, à la
méfiance, au scepticisme... et même à l’humour.
Expliciter quelques traumatismes peut être salubre, mais reconsidérer
l’histoire de manière vigilante et critique peut aboutir également à remettre
au jour des épisodes et des traditions de luttes sociales, de sécession
religieuse hérétique qui ont été occultés dans la mémoire officielle (ou
réduits à des jalons touristiques). Dans la mesure où, hors des circuits
officiels, l’historiographie régionale a longtemps été réactivée dans une
perspective conservatrice et passéiste, il est de toute manière utile de
pouvoir lui opposer une image plus contrastée du passé. À la fois dans un souci
de vérité, et d’un point de vue plus pragmatique pour regonfler le moral des
provinciaux qui se reconnaissent un sentiment d’appartenance régionale sans
pour autant se laisser enfermer dans des stéréotypes conformistes.
Pour ne pas retomber dans une perspective manichéenne, on peut constater qu’un
peu partout des historiens professionnels « font le ménage », et que d’un autre
côté les amateurs, à travers leurs « sociétés savantes », créent aussi une
stimulation qui contribue à la vie culturelle des régions. Sans compter que les
résultats de ces travaux sont repris ici et là dans des tentatives théâtrales
ou d’autres formes de « spectacle vivant » qui ne relèvent pas systématiquement
du folklore et peuvent s’inscrire dans une perspective d’éducation populaire
qui recrée des liens sociaux et réagit contre la pure « consommation culturelle
». La chose est vérifiable depuis des années sur le plan de la musique, où la
redécouverte de traditions authentiques peut inciter au « métissage » : les
musiques celtiques ne s’ouvrent pas seulement aux échanges avec les îles
Britanniques mais se mêlent d’apports arabes. Et depuis longtemps groupes,
chanteurs, musiciens circulent d’une périphérie à l’autre, se rencontrent,
s’influencent.
Il resterait à traiter le chapitre du « terroir », qui ne donne pas lieu
seulement aux quêtes mystiques de l’origine et à des positions de repli : la
sensibilité collective est marquée aussi par un type d’environnement et de paysage,
mer ou montagne, par un type de production et son histoire, par une situation
frontalière, etc. Et cette sensibilité à son tour peut s’exprimer dans des
œuvres à portée non seulement nationale mais internationale (universelle ?),
qui parfois donnent à la langue française un rythme et une coloration qui la
revitalisent en toute modernité. La transposition du paysage et de l’histoire
dans la peinture relève d’un chapitre plus ancien (mais il y a maintenant le
cinéma et la télévision), et là aussi on peut voir avec Anne-Marie Thiesse
comment la composition régionaliste a suivi la voie de la création des
identités nationales (« la nation illustrée », dans le livre cité). Sur un
autre plan, la défense de l’environnement poursuit également un enjeu culturel
et vital très actuel.
Le combat des deux France
Quel est finalement mon propos dans ce survol 7 ? De rappeler qu’il persiste
des spécificités régionales, qu’elles n’appellent pas seulement au
conservatisme et au repli communautaire mais qu’elles peuvent être un facteur
d’ouverture et d’intervention active. Les laminer est une entreprise, d’abord
sur le plan de la langue, qui contribue à une déstabilisation et une perte de
repères laissant l’individu plus démuni dans un monde en évolution accélérée et
un environnement mental soumis à la massification.
Je prétends aussi qu’il faut regarder de plus près tous les implicites et
non-dits qui animent, dans nos milieux, la résistance à la reconnaissance et à
l’actualisation de ces spécificités. La question des langues minoritaires est
encore profondément imprégnée du long affrontement des « deux France », la
France cléricale et la France républicaine. La préservation des langues
régionales a servi de refuge et de barrage contre la diffusion des idées
émancipatrices, le clergé s’y est constamment investi et, aujourd’hui encore,
des personnalités et des groupements d’extrême droite se mobilisent pour la
défense des langues minoritaires. Il se trouve aussi que les combats pour la
citoyenneté républicaine ont été liés aux revendications de justice et
d’égalité 8 et que le principe de la République une et indivisible, y compris
dans sa langue, reste associé dans bien des esprits à la volonté de progrès
social.
Ce qui peut expliquer que, dans les syndicats de l’enseignement comme dans les
fédérations de parents d’élèves, les éléments laïques les plus déterminés sont
souvent les plus hostiles à l’introduction des langues minoritaires et se
rallient à des positions « souverainistes » qui, dans le courant libertaire au
moins, contredisent curieusement un antinationalisme affirmé. Si l’on pousse un
peu plus loin, en expliquant que les langues régionales sont aussi une
ouverture sur les pays voisins (ne serait-ce que pour le marché du travail...),
et si l’on se risque à poser sur la lancée la question du fédéralisme européen,
on a des chances de tomber, avant tout débat politique, sur une même réaction
de blocage « identitaire français » et à la même réticence devant une vision
fédéraliste. Voilà encore des chantiers et des remue-méninges en perspective...
René Furth
1. Michel de Certeau, Dominique Julia, Jacques Revel, Une politique de la
langue. La Révolution française et les patois, Gallimard, 1975.
2. Le récit des brimades subies en classe ou dans la cour de l'école pour avoir
parlé « patois » est un classique des littératures régionalistes.
3. Robert Lafont, Décoloniser la France, les régions face à l'Europe,
Gallimard, 1971.
4. L’enfant aux deux langues, éditions Odile Jacob, 1996. Voir du même auteur,
entre autres, Halte à la mort des langues, mêmes éditions, 2000.
5. L’allemand littéraire ou « standard » est la langue écrite de l’alsacien et
du mosellan, même si on recourt à des transcriptions directes des dialectes,
dans l’une l’autre de leurs variantes locales, pour le théâtre ou la poésie.
6. Et qui sont bien décrites dans la Création des identités nationales
(Anne-Marie Thiesse, éditions du Seuil, 1999, 2001).7. Pour les collectionneurs
: j’ai été plus explicite sur les « Minorités ethniques et nationalismes » dans
le n° 5 de la revue Interrogations (décembre 1975).