Le droit des peuples

Une pensée devenue insensible au droit des peuples à l'indépendance nationale que défendait les fondateurs de la pensée anarchiste serait-elle encore libertaire ?

 

L

e débat du 30 juin 1999 sur le Kosovo, organisé par Réfractions à l'espace Louise-Michel et dont le compte rendu a paru dans Réfractions n°4, pp. 75-80, me paraît encore une fois traduire le consternant manque d'analyse de la question nationale qui me semble caractériser aujourd'hui beaucoup trop de libertaires. Et la conclusion exprime bien le désarroi qui en résulte : "Nous sommes plongés dans un monde absurde, étranger à nos valeurs et sui nous paralyse. Il est temps de réagir."

En effet, encore une fois, des libertaires, sensibles aux "conditions sociales et politiques" (p.75), ne veulent pas voir ni sentir ce qui relève du national. Ainsi, rares étaient ceux qui pensaient "soutenir l'UCK et négliger son aspect nationaliste et religieux". Tandis  que la plupart étaient : "coincés entre deux types de nationalisme, celui de l'UCK et celui de la Serbie" et pensaient "qu'il s'agissait de conflits étrangers à nos préoccupations de justice sociale et de liberté" (p.77). A partir de là, on se résigne à assister passivement à l'ingérence humanitaire légitimée, car sinon, "il faudrait alors intervenir partout : pour les Kurdes, les Tibétains, les Palestiniens, etc." (p.78). Donc, "on ne peut ni intervenir ni laisser faire" de peur d'être complice soit de Milosevic soit d'un "nationalisme kosovar teinté d'islamisme"(p.80).

Cet aveuglement  libertaire renvoie ainsi dos à dos oppresseurs et opprimés, car s'il admet du bout des lèvres "la défense des droits de l'homme ou des peuples" (p.77), il refuse encore une fois de voir que, face au nationalisme des Etats répressifs, agressifs, hégémoniques et impérialistes, il peut apparaître des mouvements populaires d'émancipation qui, dans les colonies et même dans certaines parties de l'Europe, prennent un caractère national. Et que ces mouvements de résistance et de libération, que l'on peut certes qualifier de nationalistes, ne doivent pas être condamnés à l'égal du nationalisme des dominateurs. Car il faudrait comprendre comment certains peuples sont opprimés en tant que tels, et que certaines nations sont niées par des Etats. Il ne s'agit pas là, certes, de ces droits sociaux, chers aux libertaires, mais de droits politiques et culturels que les libertaires devraient défendre également comme toutes les libertés.

Et quand ces mouvements nationaux sont l'expression de communautés ethniques traditionnellement musulmanes, il ne convient pas pour autant de dire ipso facto que leurs porte-parole sont "islamistes", c'est à dire partisans de la propagation d'un islam intégriste et conquérant; qu'on les qualifie, pour les situer d'"islamiques" à la rigueur, mais cela n'a pas plus de sens que n'en aurait de qualifier les libertaires européens de "chrétiens" sous prétexte que leur mouvement est né dans l'aire de la civilisation chrétienne… et sans voir qu'en l'espèce c'était précisément par réaction contre le christianisme dominant…

Les libéraux kosovars non violents de Rugova, comme les formations armées de l'UCK, ne sont pas plus "islamistes" que ne l'était le FLN algérien. Mais, dans un cas comme dans l'autre, c'est là un bon prétexte pour certains laïcs de gauche se disant épris de justice sociale, de tourner le dos à ces mouvements "nationalistes et musulmans (comme le sont la majorité des Kurdes et des Palestiniens… et comme les Tibétains sont bouddhistes) ; et des les renvoyer dos à dos avec leurs oppresseurs : aujourd'hui Milosevic et ses nettoyages ethniques, et hier Guy Mollet et ses ratissages, ratonnades, tortures et "corvées de bois" au nom de la république. Les libertaires ne sauraient-ils plus distinguer les esclaves révoltés de leurs maîtres ? Et devraient-ils rester inactifs sous prétexte que ces esclaves n'ont pas une vision parfaitement libertaire de leur avenir ?

Oui, il serait temps de réagir : de voir que les peuples sont des réalités sociétales, partout, même et surtout dans une perspective internationaliste, et que tous devraient avoir accès, que leurs Etats le veuillent ou non ; à des droits collectifs, notamment à leur langue et à leur culture (quelle que soit la religion qui l'imprègne), à la reconnaissance de leur existance comme communauté et à la gestion de leurs territoires ; donc à l'auto-détermination. Pour cela, il suffisait d'analyser un peu les différences qu'il y avait au quotidien, par exemple, au Kosovo, entre être albanais ou serbe, ou en Algérie en être "musulman" (selon le statut officiel) et français de souche, ou, en Indochine, entre être "annamite" ou citoyen français. Analyse qui devait tenir compte non seulement des droits politiques des uns et des autres, et des avantages économiques qu'ils consacraient, mais, aussi, de toutes les réalités collectives historiques qu'ils traduisaient de façon discriminatoire et oppressive : différence de langue maternelle, de culture transmise, d'organisation sociale, de coutumes, d'origine réelle ou prétendue, éventuellementde type physique prédominant, etc.

L'approche anthropologique, comme sociologique, permet d'éclairer et de comprendre les situations. Ce n'est pas elle qui est discriminatoire, mais l'appareillage politique qui maquille ces réalités complexes pour mieux justifier le maintien d'inégalités de tout ordre ; suivi par les systèmes médiatiques et d'enseignement qui réduisent les oppositions à un aspect dérisoire, de préférence religieux, par exemple, en Irlande, entre prétendus "protestants" et "catholiques". Si les libertaires sont sensibles aux différences entre classes sociales et voient dans la lutte des classes un moyen de réduire les inégalités, ils pourraient aussi mesurer les différences de statut, de condition, d'appartenance, de solidarité collective, entre peuples ; et considérer qu'en bien des cas, la lutte des peuples est une réalité qui n'est ni "absurde" ni "étrangère à leurs valeurs". Mais au contraire, met en cause le rôle de l'Etat, des Etats.

Il est vrai que la prise en compte et le soutien des luttes de libération nationale se heurtent à une première objection fondamentale de la part des défenseurs des droits sociaux : c'est que ces luttes visent à rassembler précisément toutes les couches sociales d'un peuple et s'assignent rarement comme but de la révolution sociale. Mais la distinction entre les deux combats - social et national - rend-elle l'un, comparé à l'autre, complètement vain ?

Enfin, pour les libertaires, une deuxième objection apparaît, c'est que les luttes nationales mènent le plus souvent à la création de nouveaux Etats. Mais quand certains Etats sont particulièrement oppressifs et criminels faut-il condamner d'avance ceux qui le seraient moins ? Et multiples sont, par ailleurs, les solutions d'autonomie qui n'impliquent pas la création d'Etats nouveaux.

L'indépendance de l'Algérie a, certes, amené la création d'un Etat peu démocratique où le pouvoir, et par conséquent la principale richesse du pays, le pétrole, ont été accaparés par une nouvelle classe militaro-bureaucratique qui les gère à son seul profit. Est-ce pire que le règne des colons et de Paris, qui masquait le problème social sous un aspect national ? Pareillement, au Vietnam, le pouvoir est passé à une clique similaire qui, elle, n'avait rien trouvé à exporter, et, maintenant, pour sortir du marasme, essaye de louer son prolétariat aux sociétés multinationales moins cher qu'en Chine. Serait-ce une raison pour regretter le départ des planteurs et des politiciens de gauche impliqués dans le trafic de piastres ? Au Kosovo, le régime international essaye de réinstituer cette autonomie régionale et cette convivialité multiethnique que Milosevic avait détruites en 1990 pour les remplacer par une discrimination systématique au profit de la communauté serbe, puis, par l'expulsion et le massacre des Albanais. Ce pari, difficile à tenir à la suite des haines accumulées, est un progrès au niveau des intentions comme le quotidien, et seul l'avenir dira si la solution finale sera plutôt que le rétablissement de l'autonomie la création d'un nouvel Etat.

Ceci dit pour s'en tenir à trois mouvements nationaux face auxquels la pensée libertaire d'expression française fut directement confrontée et a semblé embarrassée. Mais on pourrait aussi bien évoquer l'ensemble de la décolonisation, amenant la quasi-disparition des empires britanniques, français, néerlandais, belge et portugais, cause essentielle du gonflement du nombre des Etats membres de l'ONU, passé de 51 à 185 entre 1945 et 1995 ; avec, pour finir, l'effondrement des prisons des peuples qu'étaient les impostures "multinationales", soviétiques et yougoslaves, libérant une vingtaine de nations. Ou les conflits qui perdurent, impliquant parfois des pays indépendants du sud, comme au Timor oriental, au Sahara occidental, au Sud Soudan, etc.  ; ou bien les causes basque, corse, irlandaise, québécoise, etc. Toutes occasions pour les libertaires de se prononcer ou non sur la défense de la conquête de libertés et sur la survie de "sociétés distinctes".

Les grands penseurs anarchistes avaient nettement pris position en faveur de la lutte des peuples. Elisée Reclus, dans l'Homme et la Terre (1905, tome V, livre 4e : Histoire contemporaine, chapitre premier, Le peuplement de la terre) consacre plusieurs pages (329-331) aux "peuples supprimés". Il y dénonçait la destruction systématique des aborigènes par la plupart des colonisateurs, puis celle des Guanches des Canaries et des Caraïbes des Antilles par les Espagnols, jusqu'à celle des habitants de la Terre de Feu "où la chasse à l'homme dure encore", en passant par les Mohicans, les Indiens de Californie, les Eskimos du Groenland et d'ailleurs, les Tasmaniens et autres aborigènes d'Australie et les Lapons de Russie. Et il terminait ce tour d'horizon ainsi :

"Des expulsions en masse, notamment celles dont les Russes prirent la responsabilité terrible après l'occupation des hautes vallées caucasiennes furent aussi des destructions partielles. […] En perdant leur patrie, leur nom, les malheureux perdent leur âme. Qui parlera désormais des Tcherkesses, des Abkhazes, des Tchétchènes, des Lesghiens ?"

Comme Reclus ne pouvait prévoir les déportations des "peuples punis" par Staline, l'Histoire pourra montrer combien les Tchétchènes ont la peau dure…

Pour Kropotkine, "dans une nation soumise à une autre, le progrès, la marche en avant sont étouffées en germe" (Un siècle d'attente, 1893, p.13, cité in Pierre Kropotkine, Œuvres, Maspéro, 1976, p.301). Et, dans une déclaration à propos du nationalisme serbe parue dans le courrier européen citée par R. Mella, Ideario, 1910, reprise in : Pierre Kropotkine, Œuvres, Maspéro, 1976, p.301, il explicite :

"Toutes mes sympathies vont aux nationalités qui luttent pour leur indépendance. Il n'y a pas de nationalité, pour petite qu'elle soit - numériquement parlant - qui n'incarne des traits les plus développés du caractère humain, qu'elle ne peut stimuler qu'en elle-même et non au sein d'autres nationalités. […] Voici pourquoi, selon moi, le progrès ne consiste absolument pas en ce que les petites nationalités soient absorbées par les grandes - se serait un crime contre l'humanité -, mais bien dans l'apparition libre et totale du caractère, des institutions, de la langue de chaque nationalité, grande ou petite, surtout si la petite est en danger d'être intégrée. Ce n'est que lorsque cette liberté de développement pleine et entière sera conquise que nous pourrons arriver au véritable progrès international, par la fédération des unités nationales libres, unités des individus dans ces premières cellules de la ruche humaine."

Quant à Bakounine, longtemps après avoir dépassé le combat pour l'émancipation des seuls peuples slaves, il prenait à son compte la lutte de tous les peuples européens, et voici ce qu'il disait à propos des pays baltes en 1871, dans l'empire knouto-germanique et la révolution sociale (cité par Rude in De la guerre à la commune, p.236, et repris dans Pierre Kropotkine, Œuvres, Maspéro, 1976, p. 309) : "les Russes veulent russifier ces provinces, les Allemands veulent les germaniser.

Les uns comme les autres ont tort. L'immense majorité de la population, qui déteste également les Allemands et les Russes, veut rester ce qu'elle est, c'est à dire finnoise et lette, et elle ne pourra trouver le respect de son autonomie et de son droit d'être elle-même que dans la Confédération scandinave."

Un siècle et plus après avoir été émises ces déclarations gardent toute leur actualité et les termes mêmes choisis - perte de sa patrie, de son nom, de son âme, développement, apparition libre et totale du caractère, des institutions, de la langue, intégration, fédération des unités nationales, rester ce qu'on est, respect de l'autonomie, droit d'être soi-même, confédération, etc. -ont gardé l'acuité de notre problématique du XXIe siècle. On ne peut, à partir d'eux, qu'inviter les libertaires à y retrouver leurs propres valeurs plutôt qu'à invoquer l'absurde.

Roland Breton

 Publié dans Réfraction n°6