Libération nationale et émancipation sociale

 

Une réflexion générale sur le problème national est particulièrement à l'ordre du jour ces temps-ci avec les mouvements nationalistes à l'Est de l'Europe, la poursuite de la lutte palestinienne dans les territoires occupés ou encore les récents développements du conflit salvadorien. Concernant l'URSS et l'est européen, il est trop tôt encore pour se prononcer sur des mouvements dont le moins qu'on puisse dire est qu'il ne sont pas exempts d'ambiguïtés profondes. A lire les commentaires dans 1a presse - voir par exemple le "Monde diplomatique" - les pronostics se font rares et les journalistes demeurent dans un prudent attentisme, face à une situation dont on connaissait par avance le caractère explosif. "Confrontation " se propose, dans ses prochains numéros, de poursuivre une réflexion qui abordera différentes dimensions de ce problème, en particulier celui du destin des "révolutions nationales" dans le Tiers-Monde et ses répercussions sur une solidarité internationale envers ces pays.

La forme nationale

Le fait national, sans nul doute, est au centre de l'interrogation politique de notre temps. Mais son caractère multi-forme rend sa compréhension périlleuse. La force avec laquelle il s'impose à nous est à la mesure des bouleversements qu'il a provoqué dans le monde, au 19ème siècle d'abord, avec l'émergence de l'Etat-nation - forme politique qui a fini par s'imposer sur l'ensemble de la planète -, puis dans le cadre du mouvement généralisé de décolonisation qui, dès la 2ème guerre mondiale, modifie de fond en comble les équilibres géo-politiques issus de la période précédente, dans les pays de l'Est enfin, où la dimension nationale s'avère prépondérante dans la remise en cause des régimes dits "communistes". Ce tableau ne serait pas complet s'il ne faisait mention de la contestation plus ou moins radicale de l'Etat national occidental par les mouvements dits "ethniques" ou "nationalitaires". Problèmes difficiles pour les militants libertaires - et, plus généralement, pour les militants socialistes-révolutionnaires - si l'on songe au fait que deux démarches, très souvent vécues comme contradictoires, sont à l'oeuvre dans ces processus : celle de la libération nationale et celle de l'émancipation sociale.

La pensée anarchiste à ce propos oscille en permanence entre deux positions de principe opposées. Pour les uns, les luttes de libération nationale sont condamnables en raison précisément du contenu exclusivement nationaliste et pluri-classiste des idéologies qui en constituent le moteur et qui, dès lors, porteraient en germe un devenir étatique, autoritaire et chauvin. Pour d'autres, en revanche, ces luttes doivent être soutenues par les libertaires au nom du "droit des peuples à disposer d'eux-mêmes". Ces deux positions trouvent, l'une et l'autre, leurs limites dans le fait qu'elles s'appuient sur des généralisations hâtives et sur l'application abstraite de principes sans rapports immédiats avec la réalité contradictoire de ce genre de luttes politiques. En fait, il faut dans chaque cas aborder ces questions de manière historique. Car, en effet, la nation n'est pas quelque chose qui est une fois pour toutes, mais au contraire une forme politique qui se fait de manière conflictuelle, dans une tension permanente entre une logique d'exclusion (de l'autre, de l'étranger, de l'ennemi...) et une logique d'intégration (du citoyen, du patriote, du national...), entre les "autres" et "nous".

Au fond, la nation est un principe de classement, parmi d'autres possibles, des hommes et des choses. Son contenu varie dans l'espace et dans le temps en fonction des groupes sociaux qui l'avancent ou le combattent et des conjonctures sociohistoriques où il émerge. C'est dire qu'en la matière les principes - pour généreux qu'ils soient - sont impuissants à rendre compte de ces réalités mouvantes, contradictoires et complexes. Gardons-les cependant à l'esprit, ne serait-ce que pour mesurer l'écart qui les sépare d'une réalité qui, bien souvent, sous couvert de l'institution de la nation, est marquée au sceau de l'autoritarisme, de la domination et de l'exploitation que font subir les "libérateurs" aux peuples "libérés".

Tiers-Mondisme et luttes de libération nationale, bilan d'une époque

Le destin tragiquement autoritaire des sociétés du Tiers-Monde - dans sa variante de stalinisme tropical comme dans sa version "libérale" d'économie de marché - oblige à repenser les schémas à partir desquels a été conçu le soutien -critique ou inconditionnel des courants tiers-mondistes durant ces trente dernières années. Cela d'autant plus que l'on assiste depuis peu à une offensive idéologique qui, au nom des droits de l'homme, prétend condamner par avance toute tentative d'émancipation sociale dans le Tiers-Monde et, par extension, ici aussi - sans que- le contenu ou l'étendue de ces droits fassent l'objet d'une discussion politique. Si la trajectoire suivie par un certain nombre de processus d'indépendance, que l'Iran et le Cambodge illustrent de la façon que l'on sait, est lourde d'espoirs déçus et de révolutions bafouées, il reste que le sort réservé à la plupart de ces pays ne saurait autoriser les appréciations simples qui se profilent derrière le discours des droits de l'homme.

Le spectacle quotidien de la misère et de la famine, que le remboursement de la dette à l'égard des pays riches amplifie encore, exige une réponse politique globale qu'on ne saurait trouver dans la complaisance, sinon la complicité des Etats du Centre envers les groupes dominants dans le Tiers-Monde, dont l'indépendance est bien plus souvent formelle que réelle. Dans ce contexte, le tiers-mondisme, tel qu'il s'est constitué comme idéologie dès le début des années 60 autour d'un certain nombre de mythes - celui du développement, de la libération nationale -, doit être radicalement dépassé. En effet, cette idéologie évaluait positivement les potentialités révolutionnaires du Tiers-Monde et surestimait considérablement les effets de crise que produirait (accession à l'indépendance des régions dominées par le colonialisme et l'impérialisme. Or, cette vue méconnaissait manifestement le type de processus politiques à l'oeuvre dans ces pays et leurs retombées prévisibles sur le Centre. C'est pourquoi, notamment, le report des espoirs révolutionnaires, placés d'abord dans le prolétariat des pays industrialisés pour être transférés ensuite vers' les masses paysannes du Tiers-Monde, a fini par masquer l'accession au pouvoir de nouveaux groupes sociaux dirigeants et, conséquemment, l'instauration de nouveaux régimes de domination.

Les destins du nationalisme

Il est devenu banal de dire que le nationalisme est une idéologie ambiguë. Idéologie de lutte et de résistance, il est aussi idéologie de l'Etat et du consensus. Le nationalisme est un cadre de références historiquement construit, destiné à fonder une identité sociale, dans une situation où celle-ci est niée. Cependant, contrairement à ce que prétend l'idéologie nationaliste, la nation une fois constituée ne supprime pas du même coup les contradictions sociales. Elle leur fournit un socle, un cadre général à l'intérieur duquel ces contradictions se déploient de manière conflictuelle. C'est ainsi que la "Question nationale" se définit toujours comme un champ dynamique de luttes entre différentes composantes sociales, unies par un système d'alliances plus ou moins souple, une sorte de "front politique" dont la direction n'est pas acquise d'entrée de cause, mais constitue (enjeux de luttes entre ses différentes fractions. Au fond, être palestinien, se réclamer du Nicaragua, avoir pour objectif la libération nationale du Salvador ne revêt pas la même signification pour tous les protagonistes de ces luttes, même si ces derniers sont contraints de poser les bases d'un accord minimal portant, en particulier, sur la définition de 1"'ennemi commun". C'est que le système de domination provoque, chez les dominés, une convergence conjoncturelle qui se formule souvent en terne d'appartenance commune et d'identité nationale. Le destin des luttes de libération dans le TiersMonde montre toutefois avec évidence que l'idéologie nationale, forgée dans le combat contre l'extérieur, a été confisquée par les nouveaux groupes dirigeants.

L'indépendance, même formelle, des pays anciennement coloniaux marque en effet l'émergence d'appareils bureaucratiques, issus la plupart du temps des couches petites bourgeoises ou intellectuelles autrefois soumises ou marginales. L'identité nationale, perçue d'abord dans une situation conflictuelle - la lutte contre le colon, l'impérialiste, l'agent de l'étranger - se mue peu à peu en instrument privilégié de l'Etat nouvellement créé, en marche vers la conquête de tous les pouvoirs. Ainsi, le nationalisme - qui se constitue dans le cadre d'un rapport de force avec un occupant devient peu à peu l'idéologie de l'unité, de la légitimité et de la stabilité de l'Etat Le pouvoir colonial - ou celui fondé sur une domination impérialiste - était perçu comme le plus extérieur qui soit. Le pouvoir national, celui de l'Etat indépendant, deviendra le plus intérieur. La distance entre l'État et les gouvernés, qui est au fondement même de la question politique dans ces sociétés, tendra à s'abolir dans le discours nationaliste, que les classes dirigeantes retournent désormais contre leur propre société pour la dominer complètement. Le processus est assurément paradoxal. Si l'unanimité - ou du moins un accord large paraissait nécessaire dans la lutte de libération, qu'est-ce qui peut encore la justifier une fois l'indépendance acquise? Or, tout se passe comme si les États issus de ces luttes étaient occupés une seconde fois par des forces sociales plus cachées que jamais. Et c'est au nom de la patrie que sont alors pourchassés les ennemis "intérieurs" - presque toujours dénoncés en fonction d'obscurs rapports avec l'extérieur -par ceux qui s'autoproclament les "dépositaires légitimes" de l'héritage national.

Luttes sociales et luttes nationales

Deux remarques générales s'imposent ici. Commençons par dire qu'il faut dépasser le vieux débat entre partisans de la révolution par "étapes" et ceux de la révolution "permanente", qui a longtemps polarisé la discussion sur l'avenir des sociétés libérées et sur les conditions d'accès à une indépendance "authentique". Soulignons en second lieu et une fois pour toutes que l'accumulation capitaliste centralement planifiée - dans l'une ou l'autre de ces variantes - n'a guère de rapports ni avec le socialisme, ni avec une quelconque transition vers celui-ci. Retenons de ce qui précède que les luttes de libération nationale ne sont jamais exclusivement nationalistes. Elles véhiculent conjointement un ou plusieurs projets de réorganisation sociale, dans un contexte où l'extraordinaire mondialisation de l'économie rend toujours plus difficile la maîtrise d'un développement partiellement ou totalement auto-centré. En fait, ces luttes se déploient à chaque fois dans un champ de possibles et passent par un ensemble de médiations. C'est pourquoi la compréhension de leurs potentialités et de leurs enjeux politiques ne peut se réduire à l'application schématique de principes jugés éternels et intangibles. Tirant les leçons du passé, nous ne sommes plus prêts à soutenir inconditionnellement n'importe quel processus de libération nationale et encore moins à refuser tout engagement au motif parfois rassurant que tel ou tel mouvement ne correspond pas à nos épures théoriques.

Il convient, à notre sens, de mesurer les potentialités de chaque mouvement particulier en évaluant d'une part ce qui, dans sa révolte, est universalisable et, d'autre part, en mesurant les possibilités concrètes qu'il offre de conquête ou d'élargissement d'espaces de contre-pouvoir par où puissent transiter des revendications démocratiques et sociales. Cela signifie au moins deux choses: 1) pour être réellement émancipateur, un mouvement de libération nationale doit offrir conjointement aux objectifs strictement nationaux un programme de libération sociale. La vision "étapiste" selon laquelle la libération nationale est prioritaire par rapport à l'émancipation sociale - celle-ci étant reléguée dans une phase ultérieure - dissimule trop souvent les volontés d'hégémonie de ceux qui prétendent au monopole de la gestion et de la définition des intérêts nationaux. 2) pour être réellement émancipateur, un mouvement de libération nationale doit en outre garantir l'existence d'un espace démocratique, même formel, où puisse être posée la question du devenir de la lutte, de son contenu comme de ses objectifs. Cette dimension est à nos yeux indépassable et constitue le préalable nécessaire à un éventuel soutien politique de notre part.

Ces deux propositions inséparables ne résolvent cependant pas à elles seules la question de notre attitude à (égard des pays du Tiers-Monde aujourd'hui. Elles fondent un point de vue et fixent les contours d'une responsabilité politique, alors que règne, dans nos pays, un climat de totale démission à cet égard, alors que les Etats occidentaux soutiennent à bout de bras des régimes de terreur et d'exploitation. En définitive, nous devons réfléchir à la fois sur les pratiques des mouvements de libération et sur la politique menée par les Etats du "Centre". C'est à cette condition certainement qu'une attitude cohérente pourra se dégager. L'avenir nous dira comment l'éclatement probable de l'Empire soviétique sera utilisé par les acteurs d'un processus complexe et incertain quant à son issue. Pour l'heure, une remarque générale s'impose. La suppression du mur de Berlin et l'effondrement des capitalismes d'État à l'Est de l'Europe sont en passe de mettre un terme à (utilisation de cette frontière symbolique entre le monde prétendu "libre" et l'hydre "totalitaire". Pour les apôtres de l'économie de marché, tout se passe comme si la faillite de ces régimes prouvait la victoire du libéralisme comme seule forme possible d'organisation sociale. Ces discours proclamant la fin de l'histoire formulent conjointement une nouvelle division du monde, celle qui sépare désormais le démocrate civilisé du "barbare musulman". La compréhension des enjeux de la période a peu à gagner de ces conceptions simplistes en noir/blanc, d'autant plus qu'elles sont là pour occulter les dominations réelles - ici comme ailleurs - et leurs possibles dépassements.

par Negus

texte paru dans Confrontations, n°8, mars 1990, pp. 14-18.